1er souvenir des événements : 
3 mai
un numéro spécial de l’Huma que les militants sont chargés de distribuer dans les rues fait état d’escarmouches entre étudiants parisiens et police. Je suis réquisitionnée pour vendre le journal sur la place de la mairie. L’accueil des Vénissians est goguenard : « Tu parles si on s’en fiche des revendications des fils de bourgeois qui jouent à la révolution ! »
 
J’ai 22 ans, je travaille et j’habite à Vénissieux, banlieue communiste de Lyon, j’appartiens à une cellule et je dirige le centre culturel de la ville, association paramunicipale créée en septembre 1967 à l’initiative de l’adjointe à la culture. 
 
6 et 7 mai
Lyon, un appel à la grève est suivi à 80 % à l’INSA et dans les Facultés de sciences et de lettres. Grève des techniciens aux PTT. Par solidarité avec le « mouvement de Nanterre », 3000 étudiants lyonnais manifestent au centre-ville. 
 
10 et 13 mai
Paris, nuit des barricades au Quartier latin. 60 barricades, plus de mille blessés.
Contacts parfois houleux entre les délégations étudiantes et le Syndicat CGT de Renault. 

Lyon, Grève nationale et générale. Entre 35 000 et 60 000 personnes (étudiants, enseignants, travailleurs) défilent de la Bourse du Travail à la place des Terreaux. C’est la plus importante démonstration de l’après-guerre.

Des affrontements avec la police sont signalés, mais pas de quoi inquiéter les permanents de la fédération du Rhône du PCF qui partent à la campagne en famille sans se soucier de l’effervescence d’un week-end chaud au centre-ville. 

À Vénissieux, c’est le calme, les membres du centre culturel vont à tour de rôle observer les manifestations à Lyon.

16 et 17 mai 
Multiplication des grèves et des occupations d’usines (dont Renault Billancourt). Perturbations du trafic aérien et à la SNCF, à la RATP et aux TCL (Lyon).
De Gaulle annonce qu’il va s’adresser aux Français le 19 mai. 
Jean Estève que nous appelons tous : « Papa Estève », ancien républicain espagnol, président du Centre culturel communal de Vénissieux et du Comité d’entreprise Berliet s’agite en tous sens. Il repense à la guérilla qu’il a menée en Espagne, aux maquis, à la Résistance, aux grèves de 1936 dans les usines… Toutes ces luttes se mêlent dans son esprit. Il rêve d’action, retrouve la fougue de ses 20 ans, nous récite des poèmes enflammés en catalan et se positionne en chef de guerre : 
— « Lou centro coultourel sé doit d’accompagner la jouste loutte des trabailleurs ». Il s’adresse solennellement à tous ses membres :
— « Demain, à l’heure du discours de De Gaulle, je vous demande d’être présents à la Maison du Peuple. Il n’est pas question de quitter les lieux de la nuit, car en cas de coup d’État militaire, il faut organiser immédiatement la Résistance ! Apportez vos matelas, vos duvets et le casse-croûte. » 
Sourires entendus entre nous, nous acceptons. 
 
Le centre culturel, né à l’automne 67, a très vite attiré une demi-douzaine de bénévoles. Il y a Nicole, l’assistance sociale municipale, qui s’occupe de l’implantation de ciné-clubs dans les quartiers, Liliane, directrice d’école, chargée des relations avec les théâtres lyonnais ; Roland, une forte tête, ouvrier municipal, nous ouvre son labo photo. Roland, à 26 ans, a des cheveux blancs suite aux tortures subies pendant son service militaire en Algérie pour cause de refus de porter une arme. Georges, l’aîné des bénévoles, 31 ans, prof de lettres se positionne un peu comme le sage de l’équipe. L’an dernier, à Besançon, il a participé à un groupe Medvetkine avec Chris Marker lors de la grève de la Rhodia. Cette expérience lui vaut le respect ! Jeannot, employé du service des fêtes, une sorte de Jean de la lune, est déjà projectionniste, éclairagiste, mécanicien, chauffeur… La mairie accepte de le détacher au centre culturel. Il devient le spécialiste des tirages sur la petite machine offset de bureau dernier cri qu’aucun d’entre nous ne parvient à faire fonctionner. Une idée de Jaky, cet achat à la pointe de la technologie ! Jaky a 21 ans et prépare son diplôme d’État de Conseiller d’éducation populaire. Il a démissionné de la banque pour s’occuper de la gestion du centre. À la Maison du Peuple où nous disposons d’un bureau, les syndicats en sont encore aux tracts réalisés avec des stencils crachotants d’encre. Notre offset, pas plus grosse qu’une machine à ronéotyper permet de faire des mises en pages couleur impeccables et suscite curiosité et jalousies. 
Le point commun du groupe : chacun possède sa carte d’adhérent au Parti communiste français, sésame fortement recommandé. Cela s’entend.
 
19 mai 
Nous voilà donc prêts à l’écoute du grand discours de notre Président avec notre matériel de camping à nos pieds et sur la table, un cubi de rouge, pain saucisson et une réserve de paquets de Gauloises bleues. Fin du discours : de Gaulle nous a traités de chienlit et il ne s’est rien passé… enfin, pas de coup d’État. Mais la riposte ne s’est pas fait attendre. 
 
20 mai 
À la première heure, nous découvrons que les ouvriers de Berliet, nombreux et organisés comme une armée de fourmis, ont interverti les énormes lettres de bronze qui ornent la façade d’entrée de l’usine. « Berliet » est devenu Liberté ! 
Et la grève déclarée pour une période indéterminée.
Tout de suite après l’annonce de Berliet, l’une après l’autre, les usines de la métallurgie et de la chimie de Lyon, Vénissieux, Saint-Fons… suivent le mouvement et occupent les usines. Ce sont Rhône-Poulenc, Rhodiaceta, Richard-Continental, SIGMA, SNAV, Teppaz, Pelle, Brandt Paris-Rhône, Seguin, Durrschmidt, Uginor, Camping-gaz, la SNCF.

 

Triomphal, papa Estève annonce au comité d’entreprise de Berliet que « le centre coulturel sera en première ligne pour apporter la coultoure aux ouvriers dans les usines, comme en 36 ! » 
Le responsable de la CGT le prend de haut : « Nous avons autre chose à faire qu’à nous amuser, il faut organiser des réunions, expliquer, définir des revendications, élaborer une stratégie, organiser les piquets de grève… » Il pense d’abord aux augmentations de salaires. Ce mouvement n’a rien à voir avec les revendications étudiantes. Il ne concerne pas les ouvriers, mais il faut profiter de la dynamique et éviter de se faire dépasser par l’extrême gauche, dit-il. Accessoirement, il précise que les permanents fédéraux du PCF seront priés d’annuler leur prochain week-end à la campagne pour se tenir à leurs côtés ! 
 
22 mai
 Le responsable CGT de Berliet relance « Papa Estève ». Les ouvriers qui tiennent les piquets de grève s’ennuient. « On veut bien recevoir des spectacles, mais il faudra être vigilants sur le contenu et le choix des intervenants, éviter les infiltrations gauchistes. » 
Papa Estève jubile ! Il assure qu’il sera garant de « la jouste orientation ». 
Le soir même, les bénévoles du centre culturel se sont organisés en 3x8, les lits de camp sont revenus. On ne quitte plus la Maison du Peuple.
Nuit et jour les membres de l’équipe de bénévoles se relayent au téléphone pour enregistrer les commandes des grévistes, organiser les tournées et accompagner les intervenants sur les lieux. La mairie a mis des camionnettes et des projecteurs de cinéma 16 mm à disposition, les comédiens du théâtre de la Cité et du théâtre de la Satire proposent des spectacles, chaque jour des musiciens, des comédiens, des chanteurs affluent. Quelques distributeurs de films lyonnais mettent des copies à notre disposition. Chez SGPR, on nous demande des musiques portugaises et maghrébines, aussitôt on se procure disques et pickups. Deux architectes veulent venir discuter de constructions écologiques, économiques, sociales et révolutionnaires, la proposition intéresse des techniciens de la SIGMA et de Rhône-Poulenc. Le peintre Manillier présentera une série de conférences illustrée de diapositives sur l’Art en Union soviétique à l’époque de Maïakovsky et sur le Bauhaus. 
Au bout d’une semaine, les demandes proviennent de toutes les usines du couloir de la chimie, il en faut pour toutes les équipes du matin, de l’après-midi, de nuit… On manque de films, de projectionnistes et de camionnettes.
Les États généraux du cinéma qui se sont constitués à Paris nous prêteraient des films, mais il faut s’y rendre ! Il n’y a plus d’essence, plus de trains, comment circuler ? Pour les petits trajets dans la banlieue les camionnettes municipales sont alimentées sur les réserves de carburant de Berliet. Nous disposons de tickets pour les alimenter, comme pendant la guerre. L’Adjointe au maire nous apprend que le camion de l’Huma pourrait nous emmener. L’Huma est le seul journal qui continue d’être distribué en France. Je pars à Paris avec Liliane. Les États généraux sont installés dans un vaste hall. C’est comme une foire. Il y a des films qui se tournent qui se montent qui s’achètent, des réalisateurs qui les défendent, organisent des débats. Ces films parlent de tout, de la liberté sexuelle, de la révolution maoïste et des camps qu’on pourrait monter dans le Massif central, de la liberté de parole, de la lutte contre le pouvoir de la parole, contre les intellectuels, contre le patronat, contre la bourgeoisie, pour la spontanéité, pour la violence, contre la violence…
On y vend surtout des ciné-tracts qui sont réalisés à la demande du client et avec les moyens du bord, certains avec des images fixes. Ce sont des mini courts-métrages d’une à cinq minutes sur une bobine 16 mm. Un réalisateur vient d’entendre que deux filles de Vénissieux sont là et qu’elles viennent chercher des films pour les entreprises de la région lyonnaise. Il se précipite vers elles et les invite à regarder ses derniers ciné-tracts. On y voit des étudiantes à poil qui parlent avec véhémence. 
— « Euh ! On ne sent pas ça chez Berliet ! ». Nous voudrions nous débarrasser de lui, mais il insiste : 
— « Vous n’avez pas compris : ici, je fais des films pour les étudiants qui me le demandent. Ils s’expriment librement. Moi je ne suis que le technicien, j’enregistre et je restitue. Je ne prends pas parti. » 
Il est confus, il bégaie, ses ciné-tracts sont nuls… Est-ce qu’il se rend compte, ce mec, qu’il est à des milliers de kilomètres de la mentalité des militants ouvriers ?
— Emmenez-moi avec vous chez Berliet, annonce-t-il. Je vous suis avec mon matériel et là-bas j’enregistrerai ce que diront les grévistes. 
Nous comprenons que le mec compte sur nous pour le laissez-passer, il sait bien qu’on n’entre pas facilement dans les usines, qu’il faut être introduit. 
Nous n’aimons pas du tout sa façon de marteler : « Je filme ce que l’on me commande, ce n’est pas mon opinion qui compte. Ici, j’enregistre ce que disent les étudiants, là-bas ce que diront les ouvriers. » 
Ça nous parait franchement malhonnête ce discours. Il est prêt à soutenir n’importe quelle cause celui-là ! Un vrai caméléon ! On dirait qu’il n’a pas d’opinion. À notre indignation se mêle une sorte de panique : que diraient les Comités d’entreprises si nous nous radinions accompagnées de ce genre d’individu ? Et le Parti ? Déjà que nous sommes traitées de révisionnistes, de trotskystes, de prochinoises… enfin, de militantes suspectes ou « immatures politiquement » par le responsable culturel de la fédé du Rhône… Alors là, ce serait complet !
 
Liliane se détache et va s’adresser à un membre des États généraux, un dénommé Jacques Bidou qui accepte de lui prêter une vingtaine de films. Ça va des marionnettes de Trnka aux courts métrages documentaires de Resnais en passant par Buñuel, ainsi que pas mal de films brésiliens en vogue chez les cinéphiles. Elle désigne du doigt le réalisateur dont je n’arrive pas à me dépêtrer. 
— Qui est-ce ? 
— Mais vous ne l’avez pas reconnu ? répond Bidou stupéfait, c’est Jean-Luc Godard ! »
 
Elle court me rapporter la nouvelle, j’ai enfin rompu l’entretien. Nous éclatons de rire ! Mais c’est bien sûr ! Comment ne l’avons-nous pas reconnu ? Nous l’avons pourtant vu récemment, longuement filmé derrière une caméra dans le film de Joris Ivens intitulé « Loin du Vietnam ». 
— « Tu lui aurais dit : oui si tu avais su qui il était ? me demande Liliane.
— Non, je ne parviens pas l’imaginer avec ses propos embrouillés dans les usines de Vénissieux et je ne suis pas d’accord avec ce qu’il raconte. » * Monique Douilet
 
 
 
* Plus tard, j’ai compris sa position. Nous étions encore un peu imprégnées de stalinisme.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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