Philippe Corcuff est maître de conférences à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon.  Il vient de publier "La grande Confusion" ou "Comment l'extrême droite gagne la bataille des idées". Nous l'avons rencontré à l'occasion de son passage à Montpellier. Entretien exclusif pour En Vie à Béziers.

Robert Martin : Philippe Corcuff, bonjour, vous vous êtes particulièrement spécialisé dans l'épistémologie des sciences sociales à travers  de nombreux articles et beaucoup de livres à votre actif notamment sur Pierre Bourdieu. Avec un parcours militant qui vous a conduit du PS au mouvement libertaire en passant par le NPA et les mouvements écologistes,vous vous  situez dans une gauche intellectuelle radicale. Vous êtes venu à Montpellier à La Carmagnole ce 2 février 2022 pour une conférence-débat autour de votre dernier ouvrage qui a pour titre "La grande confusion" avec comme sous-titre "Comment l'extrême droite gagne la bataille des idées". C'est donc bien un livre politique et polémiste, que vous venez présenter ce soir à Montpellier. "Le confusionnisme", comment le définir et où se trouve la confusion ?

Philippe Corcuff :  Le confusionnisme, c'est une tendance que j'ai commencé à repérer à partir du milieu des années 2000 en France, bien qu'il y ait des formes ailleurs qu'en France, et qui vise plutôt à développer des interférences, des bricolages, des nouvelles hybridations entre des postures et des thèmes d'extrême droite, de droite, du centre, de ce qu'on appelle la gauche modérée dite républicaine et de la gauche radicale. Donc le confusionnisme, ce n'est pas du tout "les extrêmes se rejoignent" puisque en fait c'est transversal à l'ensemble de l'espace politique et cela intervient à un moment particulier où le clivage gauche/droite qui est né à la fin du 18ème siècle et qui a été dominant dans le monde pour lire la politique au 20ème siècle recule fortement. Toute une série de bricolages vont mélanger des concepts et dans ce contexte du recul du clivage gauche/droite et surtout de la crise de la notion de gauche,  on va voir apparaître ce que j'appelle l'extrême droitisation des idées.

RM : Les mots veulent toujours dire quelque chose et ils sont eux-mêmes quelquefois dénaturés ou tirés de leur contexte historique pour en rendre confuse la signification. La "nation" par exemple mot et concept de gauche au départ est devenu aujourd'hui une valeur de droite ?

PC : La nation a eu des usages de gauche pendant la révolution française mais aussi des usages conservateurs et nationalistes au cours du 19ème siècle.  La particularité des usages de gauche de la nation, c'était que la nation était ouverte sur le monde, sur l'universel. C'était le cas de la révolution française. Aujourd'hui, les usages du mot "nation" vont plutôt dans le sens conservateur et même d'extrême droite parce que c'est une nation qui est fermée. C'est dans le confusionnisme l'idée que le monde, l'international, l'internationalisme s'est galvaudé. est décrié, mis en cause,  ridiculisé. Dans les propositions politiques actuelles ce qui concerne le monde et l'international, c'est peanuts. C'est moins  de 10%   par exemple dans le programme "L'Avenir en commun" de La France Insoumise. Et par contre c'est la nation  comme solution. Donc ce que je vais appeler usage confusionniste de la nation c'est ce déséquilibre entre une survalorisation de la nation comme solution et une dévalorisation du monde qui va plutôt dans le sens de la fermeture. Ensuite cela rejoint les débats sur les migrants, sur les frontières, le repli sur soi. Ce n'est pas la nation en elle-même mais les mots sont toujours utilisés dans des jeux d'opposition, dans des contextes particuliers et aujourd'hui cette focalisation sur la nation va plutôt dans le sens de la fermeture incarnée par Eric Zemmour ou Marine le Pen.

RM : vous parlez de droitisation mais pas de la société, dites-vous, mais du champ politique. Expliquez-nous.

PC : Ce n'est pas la société dans son ensemble qui d'après les indices que nous avons à travers les enquêtes sociologiques, les enquêtes d'opinion est mouvante, contradictoire. Elle bouge en fonction des moments même sur des thèmes comme l'immigration, la nation, l'islam, qui sont des thèmes beaucoup  mis en avant dans le débat public aujourd'hui. C'est plus variable par contre, c'est plus large que l'espace politique, c'est ce que j'appelle les espaces publics c'est à dire les espaces qui sont potentiellement  visibles par l'ensemble de la population, ce que   Habermas appelait la publicité. Cela peut être le champ politique ou les médias, les réseaux sociaux ou internet et ce sont ces espaces publics qui s'extrême-droitisent. Il faut faire très attention à la thèse de la droitisation de la société parce que cela a été une thèse sarkozyste qui a séduit d'ailleurs même à gauche et qui en fait contribue à renforcer l'extrême-droitisation. Elle dit aux politiciens professionnels puisque la société va plus à droite, suivons-la. Et donc cela a contribué à donner une justification à l'extrême-droitisation politicienne. Pourquoi quelqu'un comme  Arnaud Montebourg qui pendant longtemps a été considéré comme à gauche du Parti Socialiste , et avant qu'il abandonne la campagne présidentielle, a été chercher une proposition de l'extrême droite sur les migrants. C'est l'idée que finalement pour remonter dans les sondages, même quelqu'un qui est considéré  comme à gauche, doive aller dans ce sens-là car ce serait la société qui se droitiserait. Donc il faut faire très attention à cette thèse, ma thèse ce n'est pas la droitisation de la société, c'est l'extrême-droitisation des débats publics et des espaces publics.

RM : Il y a les symboles aussi,  le drapeau français par exemple ou la Marseillaise utilisés dans les deux camps. Cela fait-il partie du phénomène que vous décrivez ?

PC : Oui, mais dans un autre contexte ça n'aurait pas le même effet. Prenons quelqu'un comme Mélenchon à la fin des années 70 avec la Marseillaise et le drapeau français peut-être aurait-il été considéré comme ridicule et peut-être ne l'aurait-il pas fait. Même s'il l'avait fait ça n'aurait pas porté à conséquence. C'est le contexte qui fait qu'on se trouve quand même dans une phase où les thèmes d'extrême droite sont montés, où sur des questions comme l'immigration , l'islam, les frontières les choses se sont raidies, l'espace politique s'est déplacé largement à droite sur ces questions. Remettre 100 balles dans la machine du côté gauche avec la Marseillaise et le drapeau tricolore sous prétexte qu'on va disputer ces symboles à la droite et à l'extrême droite n'est pas une bonne idée à un moment où c'est plus tellement disputable parce que d'une certaine façon, ils ont gagné. Il y a beaucoup de raisons de critiquer la politique d'Emmanuel Macron mais quand Mélenchon, Zemmour, Marine Le Pen et Valérie Pécresse ont dégommé Macron sur le drapeau européen, on voit une convergence confusionniste ! On défend le drapeau français contre le drapeau européen qui incarne plus de nations, donc une petite ouverture vers d'autres nations.  Pour Mélenchon, c'est une logique confusionniste !

RM : Est-ce que Macron participe au confusionnisme avec son "en même temps" ?

PC : Emmanuel Macron, cela dépend des moments, a contribué à effacer le clivage gauche/droite dès le début de sa campagne. Il a donc favorisé le confusionnisme avec l'idée qu'on pouvait mélanger les deux. Le premier tour de cette  campagne de 2017 n'a pas été confusionniste parce que les thèmes identitaires avaient été mis de côté. Marine Le Pen était isolée sur ces thèmes, François Fillon n'avait pas pu vraiment la suivre parce qu'il y avait l'affaire Fillon et les candidats de gauche avaient porté les questions sociales de manières diverses. On avait évité un premier tour confusionniste et Macron avait mis de côté les dimensions identitaires lui-même. Mais il va opérer un tournant identitariste à partir de décembre 2018 quand il arrive à rebondir face au mouvement des gilets jaunes en annonçant le grand débat national. Et depuis, il va systématiquement mettre le doigt sur l'association entre un usage restrictif de la laïcité, immigration , islam,   communautarisme puis séparatisme avec une loi sur le séparatisme. Il a contribué fortement à ce confusionnisme. Macron et Mélenchon sont les locuteurs confusionnistes les plus cités dans mon livre.

RM : Quel regard portez- vous justement sur le mouvement des gilets jaunes et sa diversité sociologique ?

PC : Le mouvement des gilets jaunes a été un mouvement composite. A l'époque, j'étais perplexe. Je ne l'ai ni dénigré ni soutenu contrairement à la plus grande partie des intellectuels critiques de la gauche radicale et à la plupart des organisations de gauche du PS à Lutte Ouvrière. La plupart des organisations de gauche ont soutenu ce mouvement de manière que j'ai trouvé trop unilatérale en en faisant la solution comme s'il était homogène et portait un message d'émancipation sociale. Il y avait des composantes d'émancipation sociale, c'était net dans le mouvement, mais dans les forces politiques qui le portaient, il y avait une grande diversité avec une partie de l'extrême droite. Par exemple  à Nîmes où j'habite, au début,  les ronds points des gilets jaunes étaient partagés entre des pôles de gauche et des pôles plus à droite ou d'extrême droite. Il y avait par exemple un rond point qui était tenu par un ancien de l'OAS. Mes amis de Marseille  me disent que massivement les gilets jaunes c'étaient plutôt l'extrême droite. Cela dépendait des villes, des ronds points, des régions. Il aurait fallu inventer, à gauche,  un soutien critique nuancé qui prenne conscience de ce caractère composite. Cela n'a pas été le cas, on a soutenu à fond sans prendre en compte le fait qu'il y avait des choses problématiques. Or il y avait une composante minoritaire d'extrême droite, il y avait des ni droite/ni gauche et il y  avait des propos qui frisaient avec le complotisme.   Toute une série de rumeurs a circulé dans les réseaux sociaux des gilets jaunes notamment le fameux pacte de Marrakech qui a enflammé les gilets jaunes avec l'idée conspirationniste qu'on allait remplacer la population française par une population venant d'Afrique, c'était la théorie du grand remplacement. Peu après, il y eu un attentat djihadiste  à Strasbourg et les réseaux sociaux  des gilets jaunes se sont enflammés à nouveau avec l'idée que c'était le gouvernement qui en était à l'origine. On a eu déjà ces dégradations  et on a eu une composante minoritaire mais significative d'un relent antisémite et une remontée en France de la figure de Rothschild. Tous les historiens savent que depuis 1830 le nom Rothschild sert un anticapitalisme antisémite et rejaillit sans arrêt depuis. Il a commencé à rejaillir lors de la présidentielle de 2017 parce qu'Emmanuel Macron avait travaillé à la Banque Rothschild. Le référent Rothschild est fortement remonté pendant les Gilets Jaunes notamment en Janvier 2019 lors d'une grande réunion à Bourges provoquée par le groupe Facebook le plus important chez les gilets jaunes "La France en colère", où la plupart des orateurs ont fait leur discours sur une tribune où on trouvait  une pancarte  RF : République Française - RF : Rothschild Family en lettres tricolores. On a toute une série d'éléments  qui aurait demandée une plus grande vigilance à gauche. Si on prend le mouvement qui est arrivé cet été anti-pass/anti-vax par contre la dimension antisémite et complotiste est montée d'un cran. Autant chez les gilets jaunes j'étais perplexe et je pense qu'il aurait fallu inventer un soutien critique, autant je suis plutôt un adversaire du mouvement anti-pass/anti-vacx tel qu'il s'est constitué.

RM :  On a parlé d'extrême droitisation du champ politique mais on pourrait aussi parler de l'extrême droitisation des médias en particulier les chaînes d'information continue.

PC : On a eu plusieurs  phases. J'ai dit que cela a commencé au milieu des années 2000. Le sarkozysme joue un grand rôle. Pas forcément Sarkozy président à partir de 2007 mais quand il est ministre de l'intérieur.  Il importe dans l'espace politique des schémas anti-migrants, anti-musulmans de manière soft, avec l'idée d'aspirer une partie de l'électorat du Front National. Quand il devient président de la République, il va introduire des "troubles" en prenant des ministres de gauche. Il va utiliser dans ses discours des références à Jean Jaurès, à Gramsci, la lettre de Guy Mocquet, et il va même demander à un ancien dirigeant socialiste d'être le ministre de l'identité nationale. Il a introduit une grande confusion et un des soutiens principaux de Sarkozy c'est Bolloré et on a vu comment Bolloré s'est extrême droitisé. Il est devenu le principal soutien d'Eric Zemmour. Il est en train de constituer un groupe éditorial énorme alors qu'il possède déjà un groupe médiatique avec Europe 1, Cnews, Canal +.  Dans l'édition ça va augmenter un peu plus, on a donc un empire éditorial  et médiatique qui est en train de se constituer autour de thèmes réunissant une droite radicalisée et l'extrême droite.

RM :  La confusion ne vous touche-t-elle pas aussi à titre personnel. J'ai lu voilà quelques semaines dans votre blog de Médiapart que vous quittiez la Fédération Anarchiste après votre passage au PS, au Cérés, à la LCR puis au NPA

PC : Le confusionnisme est une confusion très particulière, c'est ce lien particulier entre des thèmes d'extrême droite, de droite et de gauche. C 'est vrai que face au caractère incertain de l'histoire, face au brouillage des repères, chacun est amené à faire des choix plus ou moins dans l'urgence, des choix vis à vis d'associations, de syndicats, de partis et finalement dans le brouillard, il peut se tromper puisque personne n'a la clé et c'est normal. Un certain niveau de confusion, d'incertitudes, de brouillages est inéluctable pour chacun. Ce qui est important et donc cela a été mon cas aussi,  c'est de constituer une boussole qui ne nous dit pas exactement où il faut aller mais nous aide à nous orienter par rapport à des valeurs, à des repères politiques. Le gros problème aujourd'hui du confusionnisme, c'est que ça pourrait emporter la boussole de gauche. Ce n'est pas l'idée que l'on pourra construire une société radicalement différente facilement, qu'on ne va pas se tromper dans l'avenir puisque l'histoire est contingente et que donc on ne sait pas à l'avance ce qu'il va se passer donc on peut faire des erreurs. L'important c'est comment on reconstitue une boussole pour mieux pouvoir s'orienter mais surtout nous aider à ne pas aller vers le pire, c'est à dire les précipices d'extrême droite ou de droite radicalisée vers laquelle finalement malgré eux y compris des gens de gauche glissent aujourd'hui assez largement.

RM : Même le mot gauche est un peu confusionniste aujourd'hui ! Dernière question, quel regard portez-vous  sur l'élection présidentielle qui arrive, la multitude de candidats à gauche, la primaire populaire ? On est dans la confusion ?

PC : C'est difficile ! Le principal c'est de reconstituer une gauche d'émancipation et une boussole c'est à ça qu'on devrait s'atteler. Les élections et notamment l'élection présidentielle qui est encore celle qui attire le plus l'attention, empêche de construire des outils indépendants des élections. Les dernières innovations politiques, la République en Marche et La France Insoumise sont des formes créées pour les élections et qui d'ailleurs n'existent presque plus en dehors des élections. Ce n'est pas ça qu'il faut faire et donc éviter ces brouillages de l'élection présidentielle et de qui doit être le candidat pour reconstruire une gauche d'émancipation. En même temps, comme la tension  politique est là-dessus, on est bien obligé de dire des choses. Mon point de vue aujourd'hui, c'est qu'il faut sauver la notion de gauche telle qu'elle est née au 18ème siècle  et telle qu'elle s'est enrichie au 19ème avec le mouvement socialiste puis le mouvement anti colonial, le mouvement  féministe et le mouvement écologiste. La notion de gauche enrichie doit être sauvée. Habituellement, je votais pour le candidat qui était le plus proche de mes idées au 1er tour. Même militant anarchiste, je continuais à penser qu' il n'y avait pas de raison de ne pas utiliser le bulletin de vote même si ce n'était pas une chose très importante. Donc en général, j'ai pu voter pour Olivier Besancenot et les dernières échéances pour Philippe Poutou. Aujourd'hui, je pense que le moment est plus grave. Il faut sauver la notion de gauche donc je voterai pour le candidat de gauche en fonction des repères qu'on aura, en fonction des études d'opinion, de qui sera le mieux placé pour que la gauche ne soit pas complètement ridicule et ne disparaisse pas et on en a besoin. Je ne peux plus voter pour Jean-Luc Mélenchon car c'est quelqu'un qui a déréglé fortement les repères et récemment a accumulé des ambigüités sur le terrain de l'antisémitisme. Il a fallu par exemple qu'il attaque Eric Zemmour sur le judaïsme en général. Je pense qu'en fonction de l'évolution au mois d'avril, je voterai soit pour Jadot soit pour Taubira sans être forcément d'accord avec eux mais pour que la gauche ne disparaisse pas complètement, ne soit pas trop faible et qu'on puisse rebondir  pour construire une autre gauche après.

RM : Réponse dans quelques semaines !  Philippe Corcuff , merci pour cet entretien.

PC : Merci à vous.

Vous pourrez écouter la conférence-débat avec Philippe Corcuff le mardi 15 Février sur les ondes de Radio Pays d'Hérault à 19h15 dans l'émission "Allez savoir !"

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