Abattre les loups pour préserver moutons et brebis est contre-productif, dénonce l’écologue Pierre Jouventin. Il regrette que le gouvernement se montre plus clientéliste qu’intéressé par les solutions des scientifiques.
Pierre Jouventin a été durant quarante ans directeur de recherche au CNRS, où il étudiait le comportement des oiseaux et mammifères, et durant treize ans, au même CNRS, directeur d’un laboratoire d’écologie des animaux sauvages. Il est l’auteur de nombreux livres, dont La Vérité sur le loup, ce mal-aimé (2024, éd. Alpha/Humensis).
Reporterre — Quatre louveteaux issus de deux lignées européennes différentes sont nés début mai sur le plateau de Millevaches, en Corrèze. Malgré le caractère exceptionnel de cette reproduction, la famille est déjà menacée par des tirs d’éleveurs. Vous qui connaissez bien les animaux sauvages, que vous inspire cette affaire ?
Pierre Jouventin — Pour un spécialiste des animaux sauvages tel que moi, et pour tous les scientifiques que je connais, cette façon de gérer le loup par l’abattage est une aberration.
D’abord, parce que ça ne marche pas. Aujourd’hui, bien qu’environ 200 individus soient abattus chaque année en France depuis 2020 (soit quasiment 20 % de la population globale), le loup continue de coloniser notre pays, du Mercantour, où il est réapparu en 1992, à l’Occitanie, le Jura, la Bretagne…
Cela s’explique facilement. Quand vous tirez sur une meute de loups, et que vous tuez les dominants, la meute explose. Tous les jeunes partent dans la nature, à la recherche d’un territoire et d’un conjoint ; leur sexualité n’étant plus réprimée par le couple dominant, qui a seul le droit de se reproduire dans la meute. Après, on s’étonne qu’il y ait de plus en plus de loups qui se baladent partout… C’est normal, on le provoque !
Autre conséquence de l’abattage des loups dominants : sans guides expérimentés, les autres individus de la meute se retrouvent démunis devant les animaux sauvages, et se rabattent sur les animaux domestiques comme les moutons et les brebis.
Des études scientifiques récentes, dont une française et une américaine [1] ont démontré, en comparant les méthodes de protection des troupeaux, que le mieux était de les protéger avec un enclos, la nuit surtout, avec un berger et des chiens comme le patou, le chien de montagne des Pyrénées [2]. Mais, en France, on n’écoute pas les scientifiques, il n’y a même pas un laboratoire de recherche spécialisé sur le loup pour conduire des recherches sur les alternatives à l’abattage.
Malheureusement, avec la nouvelle réglementation européenne [déclassant le loup d’« espèce strictement protégée » à « espèce protégée »], les abattages expéditifs de ce type risquent de se multiplier.
Que répondre aux éleveurs qui ne veulent pas du loup ?
Le loup est important pour les écosystèmes et, ailleurs, on parvient à le contrôler. C’est le cas de pays pastoraux très proches tels que l’Italie, l’Espagne. Alors pourquoi n’y arriverait-on pas en France, d’autant que les éleveurs reçoivent des aides pour rémunérer un berger ? C’est vrai que cela demande plus de travail. Les éleveurs français ayant exercé leur métier durant des décennies sans les loups, il leur faut aujourd’hui retrouver une culture de la cohabitation.
Jusqu’au début du XXe siècle, on a pensé que le loup n’était qu’un nuisible, sans plus. Maintenant, l’écologie scientifique a clairement établi que tous les grands prédateurs, le puma, le requin, le loup structurent les écosystèmes où ils vivent — c’est d’ailleurs pourquoi on les appelle « espèces clés de voûte ».
Pour le loup, la révélation a eu lieu incidemment à Yellowstone, aux États-Unis, le premier grand parc national au monde. En 1926, croyant bien faire, les responsables ont éliminé tous les loups. Quelque temps plus tard, ils se sont aperçus que les grands herbivores, comme les wapitis, souffraient de famine : en l’absence de prédation par les loups, ils avaient proliféré et la végétation était surpâturée. Ils étaient aussi la proie d’épidémies : logique, les loups mangent les malades, plus faciles à courser, et préviennent ainsi les épidémies — c’est ce qu’on appelle « l’effet vétérinaire ». Maintenant, les Américains paient pour voir en liberté les loups réintroduits dans les années 1990, et certains arbres ont grandi de 5 mètres.
80 % des Français sont contre cet abattage, « on nous prend pour des idiots »
Les loups sont aussi bénéfiques à la végétation, et notamment aux jeunes pousses, parce qu’ils mangent surtout les animaux qui les détruisent, comme les sangliers et les chevreuils, en surnombre aujourd’hui en France. Plutôt que de laisser les loups réguler ces deux espèces, on va subventionner des équipes de chasseurs pour, d’un côté, tuer les loups et, de l’autre, les sangliers et les chevreuils…
L’abattage est-il coûteux ?
Selon un rapport de la Commission européenne datant de 2023, la France est le pays européen qui dépense le plus en mesures de protection contre les loups : 32,7 millions d’euros en 2022, et une centaine de millions en comptant le personnel en charge et les frais annexes, selon Hervé Boyac dans Le Loup, un nouveau défi français [éd. De Borée, 2017]. C’est aussi le pays qui a le moins de résultats. Contrairement à l’Allemagne, la France ne contraint pas les éleveurs à protéger leurs troupeaux avec clôture, chiens et berger : ils sont quasiment toujours dédommagés, même si l’on n’est pas sûr que c’est le loup qui a attaqué.
Aujourd’hui, on rogne sur les aides sociales et les arrêts maladie, mais on continue à gaspiller l’argent, c’est une honte !
Pourquoi n’entend-on pas plus de voix dénoncer cette gabegie ?
Pour les non-initiés, supprimer les loups pour protéger les moutons paraît logique. Même si la science a démontré que le loup est un animal altruiste, la supposée cruauté du grand méchant loup est encore dans les têtes. En le diabolisant, la religion catholique, puis les contes comme Le Petit Chaperon rouge de Charles Perrault [1697], lui ont fait beaucoup de mal.
Les élus n’échappent pas à cet obscurantisme : pour la plupart, ils ne cherchent pas à comprendre ; le loup doit être éliminé, c’est tout. Bien qu’en Europe, il ne soit responsable qu’à 0,065 % de la mort des moutons. Ces derniers meurent chaque année en plus grand nombre dans des conditions largement aussi atroces dans les transports pour l’export…
Et puis les élus sont tellement dans le clientélisme ! En proposant ce déclassement du statut de protection du loup dès décembre 2023, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a cherché à récupérer le maximum de voix pour se faire réélire au Parlement européen en juillet 2024. Tout comme Trump en 2020. Et M. Macron suit la même logique, en cherchant à plaire à la FNSEA [le syndicat majoritaire et productiviste] et à la FNC [Fédération nationale des chasseurs]. Pour aider les éleveurs, il ferait mieux de supprimer les avantages douaniers au mouton néo-zélandais, que l’on trouve congelé dans tous les supermarchés français.
Le gouvernement a lancé jusqu’au 23 août la concertation en ligne « Agir pour restaurer la nature ». Qu’aimeriez-vous qu’il en sorte ?
Tous les ans, il y a une consultation publique pour permettre à chacun de donner son avis sur les quotas d’abattage du loup. Quasiment 80 % des Français sont contre cet abattage, mais chaque année le quota augmente. On nous prend pour des idiots.
Il ne faut pas raconter d’histoires aux gens, la cohabitation des loups et des moutons, brebis, etc., sera toujours un problème. Mais il y a des moyens de contenir les attaques, c’est là-dessus qu’il faut compter.
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