Portraits de la France néolibérale (3) Frédérique, cinquante ans, consultante

par | 20 avril 2024 | Enquête

La force du libéralisme, c’est de faire croire qu’il peut-être un ascenseur social. Mais les chiffres sont têtus, pour quelques « success story » combien de déçus ?

En introduction à la projection du film « Sans emploi, mais pas sans travail » qui sera diffusé par EVAB le samedi 11 mai 2024 à 18 h 00 à la Cimade, je vous propose une série de portraits de premier et dernier de cordée. Cette fois-ci, nous rencontrons Frédérique.

Frédérique, cinquante ans, consultante

Mes parents étaient enseignants. J’étais très bonne à l’école. J’ai fait Sciences Po, HEC. À 25 ans, je suis entrée dans une grosse boîte de conseil. À la fin des années 1990, ça recrutait beaucoup dans cette filière. Les « Partners » venaient racoler directement dans les écoles, ils parlaient bien, ils avaient des plaquettes en papier glacé, des kakemonos avec de belles images. Ils parlaient d’une vie pleine de projets, d’aventure. Ils payaient bien. C’était important pour moi de ne pas m’ennuyer, j’ai signé.

Là, j’ai découvert le monde du « business », qui m’était totalement étranger. À l’époque, on faisait beaucoup de projets d’intégration post-fusion, il fallait rabouter les entreprises après l’acquisition. J’animais des ateliers de « synergie ». « Big is beautiful » me paraissait frappé au coin du bon sens ! Plus la boîte serait grosse, plus elle serait solide dans la compétition internationale.

Dans mon « open space », il y avait aussi des tas de forts en maths sortis de l’X ou de Centrale qui modélisaient le flux de « supply chain » internationaux, ou qui optimisaient le fonctionnement des usines avec la méthode « lean six sigma ». Tout le monde vivait l’intensification de la production et le « zéro stock ».

Au milieu des années 2000, on m’a envoyée sur un projet en Inde. J’ai découvert que le groupe pour lequel je travaillais employait déjà des dizaines de milliers d’ingénieurs et d’informaticiens à Bangalore, qu’ils étaient déjà parfaitement opérationnels pour remplacer ceux du bureau français, que c’était précisément le projet du PDG. Ça m’a mis une grosse claque.

Au début des années 2010, un chasseur de têtes m’a débauchée. J’ai rejoint un cabinet « Big Four ». Là, j’ai changé de braquet. J’ai découvert le volet financier du néolibéralisme et de la mondialisation, les choix d’implantation soigneusement analysés pour optimiser le coût du travail et les droits de douane, ou pour récolter un maximum de subventions.

J’ai vu à l’œuvre le lobbying sur les normes comptables internationales.

J’ai vu le défilé des parlementaires dans les réceptions glamour du cabinet, le noyautage des organisations patronales, l’entrisme à Bercy, les contributions dans les « think tanks » libéraux, la fabrication d’études pseudo-scientifiques largement reprises par la presse, qui n’ont vocation qu’à casser les réglementations protectrices pour le travail.

À 40 ans passés, j’ai fini par passer à travers le miroir, à décrypter la novlangue libérale. Je me suis mise à retourner chaque mot que j’entendais comme un gant pour comprendre ce qu’il y avait à l’envers.

« Big is beautiful », c’était fait pour flinguer les réglementations nationales, le droit du travail, et échapper à toute fiscalité.

Les modèles mathématiques sophistiqués de la « supply chain », c’était fait pour ramener des bidules fabriqués par des enfants.

Le « lean six sigma », ça empêchait les travailleurs de se déplacer dans les usines et ça fabriquait des pathologies et de la sinistrose au kilomètre.

Pendant près de 20 ans, j’ai été une bonne élève de la construction du monde globalisé dans lequel nous vivons actuellement.

Aujourd’hui, à 50 ans, le seul endroit où je peux parler librement de ce que je vois et de ce que j’ai compris, c’est sur Twitter, sous pseudo. C’est schizophrène, mais ça soulage.

Sur Twitter, on est assez nombreux, on forme une communauté de taupes qui travaillent au cœur du système, mais qui n’en pensent pas moins.

Pourtant on ne sort pas du système, on n’est pas assez courageux, on ne sait rien faire d’autre. On reste là. On se tait à la machine à café.

Ce serait dangereux d’afficher notre cynisme, ce sont toujours les cyniques qui prennent le plus cher.

(Cette série de portraits est issue du livre « Le Nouveau Monde, tableau de la France néolibérale » paru aux éditions Amsterdam en 2021, 1043 pages, 29 euros. Ce texte est un extrait de lecture. Je vous conseille l’achat de cette photographie du « Nouveau Monde » capitaliste)

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Didier Ribo

Description de l'auteur de l'article - co-fondateur du journal majoritaire de Béziers