Interview réalisée par M.V. à la Cosmopolithèque le dimanche 23 octobre dans le cadre du festival L'Espoir S'Invite" pour une émission spéciale d'Envie à Béziers sur RPH. Retranscrite par Marie Le Guen.

EVAB : Bonjour Magyd Cherfi, bienvenue à la Cosmopolithèque, un "repaire" d'associations à Béziers, qui organise tous les ans son festival "L'Espoir S'Invite". Je ressens une certaine familiarité devant vous car cela fait de nombreuses années que nous partageons le même univers militant et musical et cette semaine j'ai passé pas mal de temps avec vous, j'ai regardé le documentaire (1) que vous avait consacré dans un portrait intimiste ce réalisateur disparu récemment. J'ai écouté le dernier disque de Toulouse Contour (2) avec un certain nombre de reprises mais aussi des titres de Zebda et des titres persos et j'ai lu votre dernier opuscule La Part du Sarrasin qui vient après Ma Part de Gaulois. La Part du Sarrasin raconte les débuts de Zebda et tout un contexte social et politique des quartiers nord de Toulouse et tous ces événements politiques qui vont de l'organisation de La Marche dite des Beurs, en réalité pour l'égalité des droits, jusqu'à la mort de Malik Oussekine.

Pour reprendre le titre du documentaire « un chanteur devenu écrivain », alors chanteur ou écrivain ? Est-ce que votre ambition première n'était pas, au fond, de devenir écrivain ?

M.C. : Au contraire c'est d'être devenu chanteur qui a été une espèce d'accident très heureux. À l'origine je suis quelqu'un de l'écrit. Dans le quartier, à 11-12 ans, j'étais déjà le mec qui écrivait des poèmes. On était beaucoup dans l'écrit parce que ma mère nous a traqués, presque au premier degré, attachés aux chaises de notre salle à manger, parce que en dehors de l'école il fallait qu'on soit encore à l'école, c'était une femme obsédée par la scolarité. Elle ne comprenait pas qu'il y ait des jours de congé, l'école devait durer samedi, dimanche, juillet, août parce qu'il n'y avait pas de raisons pour qu'on arrête d'apprendre. Ma mère, Algérienne, ne savait ni lire, ni écrire, ni parler français. On regardait les copains partir à 17h vers le terrain de foot et, avec mes frères et sœurs, on était autour de la table à parfaire les imparfaits du subjonctif. Par la force des choses on a acquis un français qui n’était plus celui des copains de la rue et parfois même on les corrigeait. On s'est décalés au fur et à mesure des années d'avec les copains en devenant « les Français »puisqu'on parlait correctement français et donc les traîtres puisqu'on était censés rester Algériens sans savoir ce que c'était qu'être algérien. L'écrit est venu en moi comme ça et je m'en suis fait une arme. J'ai compris qu'en écrivant je pouvais écrire des poèmes, pécho les filles qui étaient libres justement aux heures de foot. J'ai vécu cette enfance. Les mecs qui disaient, « ouais le foot c'est super ! » et qui partaient tous sur le terrain, et les filles restaient seules dans la rue et j'arrivais avec mes petits feuillets « bonjour Zora, c'est pour toi ». Ça m'a plu de me dire "il peut y avoir un avantage à être dans cet outil de l'écriture". Par contre avec mes frères et sœurs on est restés mauvais en foot, et habiter les quartiers nord en étant mauvais en foot ce n'est pas bon du tout.
J'ai beaucoup travaillé en écrivant des petites histoires, des petits scénarios et à 14 ans je me suis dit,"je vais être Flaubert" ! C'est très dangereux à 14 ans de vouloir être Flaubert !

EVAB : Donc c'est bien l'idée de l'écrivain qui vient avant celle du chanteur. Quand nous écoutons vos chansons ou lisons vos livres on a bien conscience de l'amour des mots qui est le vôtre. C'est même un amour exclusif pour cette langue française puisque, vous le dites vous-même, vous ne parlez pas bien la langue arabe, en tout cas vous ne pourriez pas en faire un objet de créativité. Cet amour de la langue française c'était plutôt pour exprimer de la colère ou plutôt pour faire de la poésie ?

M.C.: Ça m'a servi un peu à tout. Les premières années de l'adolescence c'était beaucoup comment attraper les filles avec l'écriture, les poèmes. Puis je me suis politisé au fil des années. D'abord c'était émotionnel, pourquoi mes parents ont peur tout le temps? pourquoi ils me demandent de rester dans l'ombre, de ne jamais sortir, de ne pas fréquenter de Français? Ils étaient habités par la peur tout le temps. Quand j’accompagnais ma mère à la préfecture, pourquoi on la tutoie alors qu'elle s'acharne à vouvoyer les gens? pourquoi toute cette condescendance et cette discrimination verbale? J'ai le souvenir du patron qui venait chercher mon père, il appelait ma mère pour qu'elle le réveille, il criait « Fatma! Fatma! » je savais que ma mère ne s’appelait pas Fatma, et elle répondait à ce nom de Fatma. Je sentais qu'il y avait un problème, je sentais qu'elle voulait lui arracher le foie à ce mec-là mais ne le disait pas, ça on le lit dans les yeux de sa mère, on lit la rancœur, la haine anti-français, même si elle a sublimé les Français parce qu'elle disait « eux ils ont le savoir ». D'un côté une sublimation, de l'autre une rage infinie. Un jour je lui ai dit « mais tu ne t'appelles pas Fatma », « oui, je sais, mais tous les connards de Français ils nous appellent toutes Fatma ». Ce sont des trucs comme ça qui ont déclenché l'écriture. Il va falloir que j'écrive ça pour venger, c'était une écriture de vengeance en fait. J'ai vécu comme un enfant gâté, maman nous aimait beaucoup, donc c'est une vengeance qui avait une certaine sérénité, trouver la violence dans les mots plutôt qu'autre chose. Je suis entré dans cette écriture politique d'abord par l'émotion pour, après, me mettre à analyser: mais qu'est-ce qui se passe? pourquoi maman me dit, « sois Français mais ne le deviens pas » ? Toute la littérature a démarré là pour moi. Je suis coincé là-dedans, et jusqu'à aujourd'hui, 40 ans après: comment être Français sans l'être? c'est quoi l'être et c'est quoi ne pas l'être? On est habité par une espèce de schizophrénie, longtemps je me suis battu contre elle jusqu'à ce que je me dise, ça peut s'accepter si on n'en souffre pas trop. Et puis, la schizophrénie littéraire ça va... !

EVAB : C'est riche!
Dans La Part du Sarrasin vous racontez les discriminations que peuvent subir les personnes racisées. Vous décrivez, par exemple, votre premier job dans un fast-food où on vous demande de changer de prénom pour vous appeler Chris, et un certain nombre d’événements de ce type-là, ou d'autres qui vont assez loin comme des violences policières, des choses qu'on connaît encore aujourd'hui. Quand Ma Part de Gaulois est sorti il y a eu un certain nombre de critiques qui sont venues, notamment de vos anciens amis des quartiers nord. Vous avez parlé tout à l'heure du sentiment de trahison. Ça m'a fait penser à cette littérature qu'Annie Ernaux, qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature, appelle la littérature trans-classe. Est-ce que vous appartenez à la littérature trans-classe ?

M.C.: Je pense que oui. Depuis des décennies Annie Ernaux c'est ça. En fait, la femme qu'elle fait parler c'est l'Arabe ou l'immigré, le fils d'immigré que j'essaie de faire parler. Je comprends maintenant pourquoi j'ai très tôt été dans les luttes féministes, égoïstement, je voulais être dans la lutte des minorités, des immigrés et je voyais tout le temps le parallèle, quand une femme levait le bras pour dénoncer une discrimination je me disais, moi aussi! Je suis très Ernaux dans l'écriture trans-classe. Et puis la honte, le maître mot, la honte de ce qu'on a été. Quand j'ai lu La Honte (3), évidemment, c'est tout à fait ça !
Donc les copains de quartier, justement par rapport à Ma Part de Gaulois, c'était ça: tu racontes que tu as eu honte. Mais tu n'as pas honte d'avoir honte? Sauf que, eux aussi, ils avaient honte, mais il ne faut pas le dire, il ne faut pas dire qu'on a honte de sa mère. Un littéraire justement, il est là pour ouvrir cette fenêtre. J'ai eu honte de ma mère parce qu'elle n'était pas grande, longue, maigre, blonde, elle ne marchait pas avec des talons aiguille, elle ne portait pas des jupes courtes et elle ne se trémoussait pas avec un petit sac Chanel, etc. Enfant on veut cette mère-là, on ne veut pas des grosses, petites, méchantes qui ne parlent pas français. On m'a reproché ça: tu ouvres une fenêtre sur les quartiers, sur tout ce qu'on ne veut pas qu'ils sachent. Dis leur au contraire qu'on est des super danseurs, qu'on kiffe James Brown, qu'on est des super footeux, qu'on a la patate, etc...
Moi j'ai voulu dire: non mais, tous ces mômes qui dénoncent la France, passionnément ils rêvent d'en être! C'est ça qu'ils n'ont pas aimé, donc je suis poursuivi pour diffamation.

EVAB : Je vais vous donner un argument pour le procès. Je me disais qu'il est possible de voir les choses à l'envers. On pourrait dire que vous faites rentrer la vie des quartiers dans la littérature où elle n'est pas très présente dans la littérature actuelle. Pour vous brosser dans le sens du poil, c'est un peu comme Hugo avec Les Misérables. Quand vous les faites entrer dans la littérature tels qu'ils sont, pas tels qu'on les caricature ou qu'on les fantasme, les idéalise vous leur faites accéder à une forme de statut et vous les faites entrer dans la société française et dans l'identité, l'histoire française.

M.C.: C'est l'autre objectif de ma littérature, si je n'écris pas ça très vite on ne racontera jamais l'histoire de ces Français dont on ne parle jamais, ces Français qui ne rentreront pas dans l'histoire, qui y entrent un peu plus ces dernières décennies, mais tellement peu. C'est dire: il aura raconté une histoire de Français dont on ne parle jamais, de ces Français qu'on croit Maghrébins ou musulmans même des fois.
Vous pouvez voir un mec se balader avec une gandoura et il n'est pas plus musulman que moi, qui ne le suis pas, mais il la porte pour exister. On va dire merde, c'est un islamiste, il a peut-être une kalash dans la poche. Donc il y a une excitation pour les filles à porter le voile et les mecs la gandoura. Ils se disent: les Français ils ont peur de ça, on va y aller. Même si en réalité ils ne croient pas.
C'est faire rentrer ces gens-là dans l'histoire, la littérature en tout cas, oui.

EVAB: Tout à l'heure vous parliez du fait que vous étiez féministe, mais ce qui est rigolo quand on lit La Part du Sarrasin on voit que les choses n'ont pas été si simples que ça. Vous passez par toutes sortes de phases et c'est ça qui est super dans le bouquin. Il y a des moments où vous avez envie de dire aux filles de rentrer à la maison et d'arrêter de draguer.
Donc devenir féministe ça prend du temps quand même ?

M.C.: Dans Ma Part de Gaulois surtout, oui, parce que être féministe c'est pas comme ça, tiens je vais être solidaire avec les femmes. C'est une initiation, c'est un apprentissage, c'est une connaissance. Si on n'a pas acquis un certain nombre de choses on ne peut pas être féministe ou humaniste même, parce que l'humanisme ce n'est pas un truc qui vous tombe dessus ou un diplôme qu'on décerne, tout ça passe par une initiation, un apprentissage. Moi j'ai eu accès à ça par ma mère. Parce qu’en nous obligeant à entrer dans le savoir, l'écriture et la lecture les informations rentrent petit à petit. D'ailleurs, elle-même nous a donné une base de départ en nous disant: vos sœurs ne sont pas vos esclaves. Donc on faisait la vaisselle avec les frangins. Il y avait une base de départ, et je dois reconnaître que dans toutes les familles immigrées c'est pas la majorité des cas où on demande aux garçons de faire la vaisselle. Ma mère était une femme singulière.

EVAB: Avec La Part du Sarrasin nous avons évoqué le contexte politique des années 80. 40 ans plus tard l'extrême droite s'est bien installée dans le décor, on a 89 députés à l'Assemblée Nationale. Comment vivez-vous ça?

M.C.: J'essaie de le comprendre, et je comprends qu'il y a des camps qui ont de plus en plus peur. Ils ont peur d'eux-mêmes. Comme si les Musulmans et les Chrétiens perdaient de leur patrimoine, de leur background. Mes parents ne savaient tellement rien d'eux-mêmes que pour toute histoire ils ne m'ont raconté que 7 ans de cette histoire qui était les 7 années de la guerre d'Algérie. L'histoire de l'Algérie, l'histoire du monde musulman, pour mes parents, s'arrête à 7 années de guerre. Et puis vous aviez la France qui présentait 2000 ans d'histoire via l'école. Cette population musulmane a peur d'elle-même parce qu'elle se fait peur, elle n'arrive pas à passer un cap, le mot me fait chier, d'intégration: Il y a une part de Français en moi qui me grandit. C'est un truc difficile à obtenir parce que la société leur dit « vous n'êtes pas chez vous ».

EVAB: Vous racontez bien qu'on rate complètement La Marche des Beurs, vous racontez l'impression que vous avez de condescendance de Mitterrand quand il reçoit les délégués de La Marche et on ne donne pas le droit de vote aux immigrés. Est-ce qu'on a progressé?

M.C.: Non! Regardez! 40 ans après vous avez François Hollande qui décrète la déchéance de nationalité. Nous qui lisons entre les lignes, nous savons très bien qu'elle s'adresse aux Noirs et aux Arabes. Cette population, pas forcément les minorités violentes, mais des gens qui ont leur place dans la société et qui sont d'origine musulmane c'est ce qu'ils lisent. Donc, même en ayant un bon boulot, un cadre de famille agréable, un bon salaire, etc..., vous êtes sur le reculoir. On leur dit: Soyez Français! Mais vous avez compris ce qu'il a dit l'autre? Nous on a compris, tu t'adresses à nous! Cela après que Mitterrand rate le virage en n'accordant pas le droit de vote aux étrangers et même en n'accordant pas automatiquement la nationalité française. Ce qui a manqué à mes parents c'est qu'on leur offre la nationalité française et qu'ils n'aient pas à faire des démarches. Je vois la rancœur que nous ont infusée nos parents, elle vient aussi de tout ça. Si on leur avait accordé ça, peut-être nous auraient-ils transmis quelque chose d'émouvant, de positif vis à vis de la France? C'est tous ces rendez-vous manqués. Mitterrand accorde une carte de séjour de 10 ans et ça veut dire: « dans 10 ans vous dégagez! on vous autorise! » et cette autorisation elle joue contre la gauche et contre nous-même. Les mouvements de quartier se séparent de la gauche à cause de tout ça.

EVAB: Pour revenir à la poésie ça fait un certain nombre d'années maintenant, depuis que vous avez quitté l'aventure Zebda, que vous avez entamé une carrière solo. Vous alternez une sortie d'album et un récit, au départ il y a eu 2 recueils de nouvelles, et après Ma Part de Gaulois et La Part du Sarrasin et vous avez ensuite créé ce spectacle, "Longue haleine", consacré à des lectures musicales où vous alliez les deux à la fois, votre côté littéraire et votre côté musical. Ce soir vous présentez ce spectacle à la Cosmopolithèque. Vous pouvez nous en parler?

M.C.: C'est une synthèse d'un certain nombre de passages des bouquins (4) révélateurs de ce que je viens de vous dire là, et ils sont illustrés par des chansons qui viennent en complément. Et puisque j'ai l'occasion de chanter je ne vais pas me gêner!

EVAB :Et ce sont vos chansons? des reprises? un mélange?

M.C. : Oui il y a des reprises, des chansons persos, des chansons de Zebda. J'ai pêché dans tous nos acquis.

EVAB : On a hâte de vous écouter. Madge, merci.

M.C.: Merci à vous.

(1)  "Moi, Magyd Cherfi, portrait intimiste d'un chanteur devenu écrivain", Rachid Oujdi, 2018

(2) "Le temps additionnel", TCT, 2020, avec Magyd Cherfi, Art Mengo et Yvan Cujious.

(3) La honte, Annie Ernaux, 1997, Editions Gallimard.

(4) Ma part de Gaulois (2016) et La part du Sarrasin (2020), Magyd Cherfi, Actes Sud.

 Version ausio avec illustration musicale sur Radio Pays d'Hérault, à écouter ICI

Crédit photos Yves Le Bris

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