Le dimanche 20 février 1944, voilà exactement 79 ans, sur le lac Tinn, dans le comté norvégien de Telemark, le ferry SF Hydro explose et sombre avec ses passagers et son chargement.

Ce fait divers passe inaperçu dans un monde rempli des derniers rugissements de la Seconde Guerre mondiale. Ce n'en est pas moins le dernier épisode d'un long conflit entre services secrets alliés et militaires allemands, la « bataille de l'eau lourde ».

Au début des années 1990, le chargement du ferry allait être remonté à la surface et analysé, confirmant la présence de bidons d'« eau lourde », soit du dioxyde de deutérium (D2O), indispensable à la réalisation d'une bombe atomique. Faute d'avoir pu la recevoir à temps, les nazis avaient perdu la capacité de disposer de cette arme.

Dès avant la guerre, dans les années 1930, les scientifiques mettent au point le principe de la fission nucléaire, à l'origine de la bombe atomique: un premier noyau d'uranium, bombardé par un neutron, se casse; il libère de l'énergie et deux neutrons qui, à leur tour, vont bombarder d'autres noyaux d'uranium... La réaction en chaîne génère une énergie considérable.

Pour être efficace, la fission doit toutefois être ralentie par un « modérateur », du graphite ou de l'« eau lourde », ainsi appelée parce qu'il s'agit de molécules d'eau dans lesquelles les atomes d'hydrogène sont remplacés par un isotope, le deutérium, à la densité plus élevée.

Les Allemands travaillent comme les Américains sur la fission nucléaire; ils ont fait le choix de l'eau lourde comme « ralentisseur ». Or, celle-ci est produite depuis 1935 dans une usine Norsk Hydro, à Vemork, en Norvège, à 120 kilomètres d'Oslo. C'est le seul lieu de production d'eau lourde en Europe. Dès lors, les Alliés ne vont avoir de cesse d'empêcher que les Allemands ne s'emparent de l'usine et de son précieux produit.

 Leurs services secrets, en collaboration avec les Norvégiens, vont lancer pas moins de cinq opérations différentes avant d'atteindre enfin leur but.

1ère opération: les Français à l'œuvre

En février 1940, c'est encore la « drôle de guerre »: Anglais et Français se tiennent l'arme au pied pendant que les Allemands règlent leur compte aux malheureux Polonais. Le conflit se déporte vers la Scandinavie.

Pour sécuriser ses approvisionnements en minerai de fer suédois, Hitler se dispose à envahir la Norvège et le Danemark. Raoul Dautry, ministre français de l'armement, voit le danger et charge les services de renseignements français de récupérer sans attendre, à Vemork, le seul stock mondial d'eau lourde encore disponible, soit 185 kilogrammes.

Début mars, soit un mois avant l'invasion allemande, qui aura lieu le 9 avril, un agent français est envoyé sur place pour négocier son achat. Le directeur de l'usine, hostile aux Allemands, accepte alors de céder son stock sous forme de prêt (il ne sera remboursé qu'après la guerre). Reste à le rapatrier en France. Trois agents en sont chargés.

Mais les Allemands, déjà très actifs en Norvège, sont mis au courant du transfert et tentent de l'intercepter. Le 9 mars 1940, les bidons d'eau lourde sont amenés à la légation française d'Oslo et dissimulés dans des valises et des sacs postaux pour voyager discrètement.

Grâce à la complicité de la résistance norvégienne, les agents voyagent avec des noms d'emprunt sur des vols commerciaux. Et réservent des places sur d'autres vols avec leurs vrais noms pour brouiller les pistes!

Les avions n'étant pas chauffés pendant le vol, l'eau lourde risque de n'être plus utilisable si elle gèle. Pour éviter cet inconvénient, les agents s'assoient sur les bidons et les réchauffent en les entourant de leurs mains. Enfin les voilà en Écosse. De là, les équipes rejoignent Londres puis Paris. Leur mission est accomplie.

2e opération: les Britanniques à l'œuvre

Il importe désormais de détruire l'usine de Vemork ! Les services secrets britanniques vont s'en charger. Ils prévoient d'envoyer quatre agents norvégiens en éclaireurs; ils prépareront le largage en planeur d'ingénieurs britanniques qui feront sauter l'usine.

En dépit du soin apporté à la préparation, l'opération va aboutir à un désastre à cause d'une accumulation de malchance et d'erreurs!

Malgré ce désastre, les Britanniques, apprenant que les quatre agents norvégiens ont survécu, décident de lancer une nouvelle opération!

  3e opération: les Norvégiens à l'œuvre

Le mardi 16 février 1943, six Norvégiens sont parachutés dans la région de Telemark et retrouvent l'équipe des 4 premiers agents Ensemble, ils préparent un assaut pour la nuit du samedi 27 février

Seulement, la sécurité du pont qui mène à l'usine a entre-temps été renforcée. Les Norvégiens décident donc d'accéder à l'usine par le flanc de la montagne, en suivant une voie de chemin de fer non gardée. Ils entrent à l'intérieur et posent les charges sur les chambres à électrolyse. Quelques minutes plus tard, les charges explosent et les détruisent ainsi qu'un stock de 500 kilogrammes d'eau lourde.
L'équipe parvient à s'échapper sans être arrêtée: L'opération se solde cette fois par un succès complet!

  4e opération: les Américains à l'œuvre

La production d'eau lourde est arrêtée... mais seulement pour quelques mois car elle reprend dès avril 1943. Une nouvelle attaque est donc programmée, cette fois par les Américains. L'attaque a lieu en novembre 1943. Elle mobilise 143 bombardiers B17. Ces forteresses volantes vont larguer plusieurs centaines de bombes sur l'usine mais, comme trop souvent hélas, elle manquent leur cible et font 21 victimes civiles!

  5e opération: les Norvégiens de retour

En prévision de nouvelles attaques, les Allemands décident d'abandonner l'usine de Vemork et de déplacer les stocks d'eau lourde en Allemagne. Dans une première étape, le chargement doit être transporté par ferry sur le lac Tinn.

Les Alliés décident d'entreprendre une ultime opération de sabotage à cette occasion. Le 19 février 1944, à la veille du départ du ferry, trois saboteurs norvégiens s'introduisent à bord, placent 8 kilogrammes d'explosif dans la cale, puis quittent le bateau.

Le lendemain matin, le ferry commence à s'ébrouer lentement, comme d'habitude. Il quitte le ponton et entame la traversée du lac, pour une croisière paisible dans la brume matinale qui dissimule les sommets... Après quelques minutes, les charges explosent et le ferry sombre par 430 mètres de fond, faisant de nombreuses victimes.

Cette bataille de l'eau lourde demeure un motif de fierté pour la résistance norvégienne. Elle aura enlevé aux nazis tout espoir de produire la bombe atomique.

Près d'un an et demi plus tard, ce sont les États-Unis qui feront la démonstration de leur force en larguant le 6 août 1945 la première bombe atomique sur Hiroshima.... mais c'est une autre histoire !

Version audio avec illustration musicale sur Radio Pays d'Hérault, à écouter ICI

 

 

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