La Constitution de 1980 ou la « Constitution-piège ». Avant le coup d’État, le Chili n’avait connu que trois constitutions : celle de 1818, celle de 1833 et celle de 1925. C’est par le plébiscite du 11 septembre 1980 (sept ans jour pour jour après le coup d’État) que sera approuvée la Constitution qui est toujours en vigueur.

Sa rédaction est confiée à Jaime Guzman, qui s’entoure d’experts nommés par la dictature. Afin de justifier le pouvoir que s’arroge la junte militaire, Guzman fait appel aux travaux de Carl Schmitt le théoricien du « libéralisme autoritaire ». Selon ce dernier, une constitution n’est valide que si elle est instituée par un droit supérieur.

Appliquée au Chili de 1973, cette volonté coïncide avec celle de l’assemblée militaire, le décret-loi 128 ayant transféré le pouvoir constituant du peuple à la junte militaire.

Comme le montrent les textes constitutionnels proposés et les discussions au sein de la Commission constituante, l’intention de la junte, dès le début, est de détruire la Constitution de 1925.

En affirmant que la junte remplace le peuple comme titulaire du pouvoir constituant, Guzman met en pratique les préconisations de Schmitt.

La souveraineté de la nation ainsi proclamée ne coïncide pas avec la souveraineté populaire, elle est un rempart assumé contre celle-ci.

Cette nouvelle Constitution centrée sur une présidence autoritaire, préconise un mandat de huit ans pour le président de la République, qui cumule un grand nombre de pouvoirs.

Selon les idéologues de la junte, le Chili nécessitait une « révolution conservatrice », c’est maintenant chose faite.

Bien entendu, la Constitution de 1980 assigne aux forces armées le rôle de garant de « l’ordre institutionnel de la République ». Il s’agit en fait de rendre non modifiable et irréversible le nouvel ordre, quels que soient les gouvernants qui accèdent au pouvoir.

D’un point de vue pratique, la nouvelle Constitution systématise la privatisation des services de base (santé, éducation, logement, pensions etc.) Elle enlève à l’État la responsabilité de garantir les droits des individus.

Pour bien comprendre comment cette Constitution a bloqué toute réorientation dans les rapports entre État et marché durant des décennies, il est éclairant d’examiner la façon dont elle garantit juridiquement la privatisation des ressources hydriques.

Celui qui a des droits sur l’eau est le propriétaire de ces droits. L’accès à l’eau des citoyens n’est pas protégé, ce qui permet aux entreprises d’obtenir des droits d’utilisation de l’eau et d’en faire usage comme elles le veulent, même lorsqu’elles nuisent au reste des habitants, à leurs champs et à leurs animaux.

La Constitution n’énonce aucun critère ni aucune règle sur la manière de distribuer l’eau ou l’usage qui peut en être fait. Elle ne cherche pas à éviter que toute une partie de la population soit privée d’accès à l’eau.

En fin de compte, celui qui a de l’argent (pour acheter les droits d’eau) y a accès, et celui qui n’en a pas n’a aucun droit.

L’État concède ces droits gratuitement, pour une durée illimitée et sans restreindre le type d’usage. Ceux-ci peuvent faire l’objet d’un libre transfert, ce qui favorise la formation d’une spéculation sur l’eau.

Un tel cadre juridique privilégie les entreprises agricoles ou minières, aux énormes besoins en eau au détriment des citoyens.

On comprend dans ces conditions que la question de l’eau ait occupé une place centrale dans le mouvement du « Réveil chilien ».

Cette « constitution-piège » n’est pas sans rappeler en France les débats autour de la constitution de la cinquième république et son « présidentialisme ». Cinquième république qui s’est aussi fondée dans un climat de guerre civile avec la guerre d’Algérie.

Cet article est rédigé à partir d'extraits de lecture d'un livre collectif intitulé "Le choix de la guerre civile", ( Une autre histoire du néolibéralisme), paru aux éditions LUX en 2021.

Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus sur cette séquence politique, je vous conseille les livres de :

- Franck Gaudichaud "Chili 1970 / 1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde", aux Presses universitaires de Rennes, 2020

- Olivier Besancenot et Michaël Lowy "Septembre rouge". Le coup d'État du 11 septembre 1973 au Chili, aux éditions Textuel, 2023.

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