L’Europe se comporte comme ce promeneur du dimanche qui faisait du manège
près du mur du ghetto alors que de l’autre côté des gens mourraient dans les flammes.
Indifférence et crime ne font qu’un.
Marek Edelman
(1993, postface à Mémoires du ghetto de Varsovie)
Comment nommer ce qui se déroule à Gaza ?
Les Gazaoui.es qui auront survécu aux massacres auront tout perdu, leurs proches, leurs ami.es,
leurs voisin.es, leurs relations, leurs maisons, leurs biens, leur travail, leur territoire, leur cadre de
vie, leurs repères, leurs projets, leurs perspectives de vie, leur avenir, leur équilibre, leur santé, leurs archives, leurs souvenirs. Pour elleux, le bilan est clairement catastrophique.
Mais, ils et elles ne sont pas seul.es à être entraîné.es dans la catastrophe. En promettant l’enfer aux Palestinien.nes, les dirigeants Israéliens n’ont pas vu que l’enfer s’ouvrait aussi pour eux. Ils n’ont pas vu qu’ils inscrivaient en lettres de sang la phrase de Dante à l’entrée du ghetto de Gaza : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance ». Ils n’ont pas vu qu’ils effaçaient ainsi des registres le récit de LA catastrophe et abandonnaient pour longtemps toute espérance.
Ils finiront sans doute par ouvrir les yeux, un jour, sur les crimes commis, mais il leur faudra beaucoup de temps pour en reconnaître l’ampleur. Et il ne suffira pas de quelques séances de thérapies de groupe pour guérir ce pays d’un tel effondrement.
Réjouissons-nous, la catastrophe est aussi pour nous, nous Occidentaux, nous Européens, créateurs-propriétaires-garants des Droits de l’Homme-Humains-Humanitaires, de la Liberté-Égalité-Fraternité, des Institutions Internationales, de la Démocratie, bref de la Civilisation. Car, si nous ne prenons pas encore les bombes des uns ou les drones des autres sur la tête, nous sommes directement, et depuis fort longtemps, engagé.es dans ces exactions. Nos gouvernements n’ont-ils pas toujours fourni des armes – jusqu’à la bombe nucléaire – aux différents gouvernements israéliens ? Ne continuent-ils pas d’abreuver de munitions les bourreaux ? Ont-ils jamais rien fait contre le mépris affiché, le piétinement systématique, des résolutions de l’ONU ? Ne défendent-ils pas inconditionnellement le droit de massacrer ? Ne persécutent-ils pas aujourd’hui celles et ceux qui défendent le combat existentiel des Palestinien.nes ? Ne sont-ils pas complices, acteurs actifs, de la catastrophe ?
Pas de panique, il y en a pour le tout le monde, les dirigeants politiques occidentaux ne sont pas seuls à être embarqués dans la catastrophe. Qu’ont donc dit les médias dominants et leurs intellectuels de service depuis le 7 octobre ? Qu’ont dit les dirigeants académiques, culturels, artistiques ? N’ont-ils pas manié l’insulte, la menace, la condamnation et la répression contre toutes les voix dissidentes, celles des étudiant.es, des chercheuses et des chercheurs, des artistes ? Ces voix autorisées – politiques, médiatiques, religieuses, artistiques – n’ont-elles pas lancé tous azimuts des accusations d’islamo-gauchisme, de terrorisme et d’antisémitisme. N’ont-elles pas été jusqu’à interdire de contextualiser le texte qui s’écrivait ? Les responsables n’ont-ils pas imposé le silence dans les lieux dont ils ont la responsabilité ? Comment qualifier ce cloaque négationniste ?
Les questions posées étaient pourtant simples.
Comment nommer ceux qui occupent illégalement un territoire ?
Comment nommer ceux qui sont complices de cette occupation illégale ?
Comment nommer ceux qui approuvent cette occupation illégale ?
Comment nommer ceux qui tuent des gens par milliers pour occuper leur terre ?
Comment nommer ceux qui emprisonnent des gens par milliers sans jugement ni accusation ?
Comment nommer ceux qui organisent la déportation de plusieurs millions de personnes ?
Comment nommer ceux qui se taisent ?
Comment nommer celleux qui résistent à cette occupation illégale ?
Comment nommer ceux qui calomnient celleux qui résistent à cette occupation illégale ?
Comment nommer ceux qui calomnient celleux qui soutiennent celleux qui résistent à cette occupation illégale ?
Il n’était pas difficile de répondre à ces questions, nous savions l’essentiel, bien avant le 7 octobre. Nous savions que l’objectif revendiqué d’Israël était l’annexion pure et simple de la Palestine de la mer au Jourdain, que ce projet – raciste et génocidaire comme toute colonisation de peuplement – était entamé depuis des dizaines d’années, que les réserves d’Indiens réapparaîtraient et que les croissants jaunes fleuriraient.
Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! Marc Bloch.
Après avoir dénoncé le sage, quelques consciences troublées découvrent aujourd’hui la lune, font preuve d’une brusque empathie pour les vaincu.es et versent quelques larmes charitables sur leurs souffrances. La charité c’est bien, la justice c’est mieux.
Le spectacle sans doute ne leur semble pas convenable, trop gore, trop trash, voire franchement répugnant. Racine ne disait-il pas à propos de La Thébaïde : « La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante. En effet il n’y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin.» Au théâtre, la catastrophe est un dénouement qui est le lieu d’un renversement.
On peut donc raisonnablement dire, comme Beckett dans sa pièce éponyme : « Bon, nous la tenons notre catastrophe ».
Hervé Loichemol – 30 mai 2025
Note de la rédaction :
Le hasard des échanges de mail, a fait que nous avons lu un des textes d’Hervé Loichemol sur Gaza.
Fondateur de la compagnie de théâtre FOR qu’il dirige, Hervé Loichemol a été directeur de la Comédie de Genève de 2011 à 2018. Puis, il reprend son métier de metteur en scène et poursuit son engagement avec le spectacle » Le métro pour Gaza » pour le Théâtre de la Liberté de Jénine en Palestine. Metteur en scène et co-dramaturge de la pièce Un métro pour Gaza – inspirée d’une installation de l’artiste plasticien Mohamed AbuSalet éditée en livre chez l’Espace d’un instant, en 2025 – cette création a été jouée en 2022 en Palestine, et en 2024 en Jordanie, en Irak, en Tunisie, en Suisse, en France et en Bosnie-Herzégovine.
Les textes des auteur-es invité-es par la rédaction d’EVAB ne sont pas amendés et n’engagent qu’eux-mêmes.